DE LA SOUFFRANCE DE L’EGO A LA PLÉNITUDE DE L’ÊTRE

La souffrance nous interpelle

La souffrance est inscrite au cœur de l’humain et de sa destinée. C’est le pendant inséparable du magnifique cadeau qui nous est fait, la VIE. Les événements douloureux de la vie sont là pour nous rappeler que tout passe, rien ne nous est donné pour acquit et pour toujours. Nous sommes mortels et ceux que nous aimons le sont aussi. Nous sommes  très résistants, résilients et aussi infiniment fragiles et d’une seconde à l’autre, notre vie peut basculer. On peut constater combien la souffrance vécue est difficile à accepter et provoque des incompréhensions ou même des drames de tous ordres, rébellion, violence, dépression, vengeance, et même meurtres… Toutes ces conséquences de la souffrance entrainent des souffrances encore plus grandes. Les hommes semblent bien peu armés pour y faire face et elle a beau être présente depuis les débuts de l’humanité, nous la jugeons souvent comme quelque chose d’anormal, quelque chose qui doit être supprimé. On peut dire clairement que nous ne savons pas comment intégrer l’expérience de la souffrance dans notre vie.

 

L’expérience de la souffrance

La souffrance est inhérente à la condition humaine. Ego et souffrance sont indissociables, parce que l’ego est construit sur la croyance en une identité séparée et finie, donc sur la peur.

Alors que pouvons-nous faire vis à vis de la souffrance présente dans notre vie, dans notre cœur, notre tête ou tapie dans l’ombre, prête à se manifester à la moindre occasion où notre ego va se sentir menacé ?

Quelle liberté nous est donnée à nous chercheurs de qui nous sommes ? S’agit-il d’éliminer la souffrance ou d’agrandir notre capacité à la contenir, à la porter ?

C’est un chemin délicat, une ligne de crête qui nous demande de cultiver avec soin, amour et détermination notre relation à la vie.

Peut-on imaginer qu’il serait réaliste de chercher à instaurer un monde où la souffrance serait éradiquée ?

 

Deux types de souffrance

On peut distinguer deux types de souffrance, celle provoquée par des circonstances extérieures (deuil, rupture, maladie, accidents de la vie…) et celle intrinsèque, autogénérée, la souffrance psychopathologique (dépression endogène, troubles comportementaux, angoisse…).

La souffrance exogène nous guette tous, nous aurons tous à vivre le deuil, la perte. De part la constitution-même de notre ego, nous  sommes confrontés à des situations qui nous font souffrir et cela se reproduit maintes et maintes fois dans la vie. Quand la souffrance arrive comme un choc, à travers une épreuve, ce choc nous oblige à sortir de nos conditionnements, nos habitudes. Elle peut être un maître, en ce sens qu’elle nous amène à agrandir notre espace de conscience à l’intérieur de nous.

Le choc douloureux nous blesse, nous déchire, nous dévaste. En fait, il nous interpelle, il nous réveille, il nous révèle et nous invite dans un espace de nous-mêmes que nous ne connaissions pas et que nous ne serions jamais allé visiter autrement.

Nous pouvons refuser la souffrance (déni, compensation, sublimation), nous pouvons l’entretenir, la nourrir par quantité de pensées, d’histoires que nous pouvons nous raconter sur nous-mêmes ou sur comment les choses auraient dû être autrement que ce qu’elles sont, et ainsi nous sentir victimes, soumis ou révoltés.

Une grande partie de notre souffrance est par nous-mêmes choisie dit Kalil Gibran[i]. Il veut dire qu’au-delà de ce qui nous arrive, nous avons souvent tendance à amplifier le phénomène. Richard Moss[ii] ou Byron Katie[iii], entre autres, nous invitent à faire l’expérience de « ce qui est » sans nous raconter d’histoires au sujet de ce que nous vivons. Il s’agit d’entrer dans une relation consciente avec la souffrance, ne plus en être victime mais devenir disciple. C’est dans cette voie que nous invite la thérapie transpersonnelle. Au niveau individuel, la souffrance n’est pas un problème à résoudre mais une expérience à vivre pleinement, un espace à explorer concrètement.

« Si vous n’aviez pas souffert comme vous l’avez fait, vous n’auriez ni profondeur humaine, ni humilité, ni compassion. La souffrance casse la coquille de l’ego, et vient un moment où celui-ci a rempli son but. » (Eckhart Tolle)[iv]

Souffrance psychique chronique

Et puis il y a la souffrance psychique, chronique, insidieuse, souvent engendrée dans l’enfance puis perpétuée tant et si bien qu’elle devient comme une seconde nature. Mais ce qui fait le plus souffrir, c’est l’identification, l’attachement à cette souffrance. La psychologie transpersonnelle peut nous apporter des éclairages au niveau de la compréhension des mécanismes de la souffrance et la psychothérapie transpersonnelle au niveau du soulagement de cette souffrance. Et là aussi, l’identification à l’identité de souffrance, l’identité de victime est ce qui nous enchaîne et nous ligote le plus.

Naissance, ego et souffrance

L’expérience de la naissance nous fait passer du UN au DEUX. Et quand on est « deux », on porte en soi l’empreinte du UN et on va chercher de toutes les manières possibles, même si c’est souvent de manière très inconsciente, à retrouver le UN. Le UN d’où nous venons, c’est à première vue, le giron maternel, ce paradis originel qui nous a porté sans que nous ayons à faire ni effort, ni démarche d’aucune sorte pour notre survie. Et pourtant la Vie ou Dieu ou l’Intelligence Suprême – selon vos préférences –  a prévu, dans son grand plan pour nous, que notre venue au monde se ferait à travers une épreuve qui se présente presque comme un cataclysme, si on regarde de près les travaux de Stan Grof. C’est une épreuve gigantesque pour l’enfant, souvent pour la mère aussi. Et si nous avions besoin de cette épreuve de la naissance ?

Je considère la naissance comme le premier rite de passage et rite d’initiation. Il faut quitter le bon, le doux, le chaud, affronter des forces titanesques pour le fœtus (au travers des contractions et de la musculature de la mère), embrasser l’inconnu et l’expérience de la respiration autonome et aérienne pour devenir un être humain à part entière.  Quand le divin, la conscience, s’incarne en un être humain, il doit être arraché à l’UN pour prendre forme et entreprendre progressivement une vie autonome. Et si la naissance était aussi une métaphore pour chaque nouveau passage, du bébé à l’enfant, de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, etc., jusqu’à la mort qui ressemble beaucoup à l’expérience de naissance dans ses différentes étapes ?

Construction de l’ego

Et progressivement après la naissance, alors que le petit d’homme n’est pas encore un être autonome et achevé, son ego va se cristalliser. Il va devenir conscient qu’il est lui, un être différent de sa mère et du monde qui l’entoure.

Qui dit ego dit séparation, dualité. C’est à la fois un cadeau puisque grâce à notre ego, nous allons pouvoir faire l’expérience d’être conscient d’être conscient. Mais qui dit ego dit aussi souffrance, puisque cette vision d’un moi séparé de la Conscience originelle, universelle, nous met en contact avec notre fragilité, notre finitude. Notre ego sait qu’il va mourir. Il est bâti sur la peur, le besoin de contrôler (pour combattre cette peur) et l’Insatisfaction, pendant de la recherche de complétude (de paradis perdu pour certains). Dans les enseignements spirituels,  il est dit que l’essentiel de nos problèmes vient du fait que l’ego se comporte comme un imposteur. Il se comporte comme s’il était le maître alors qu’il devrait être au service de la conscience. Quand il veut régenter le monde, et c’est ce qui se passe aujourd’hui au niveau planétaire, il nous emmène au clash. Il engendre tant de souffrances aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif. Il nous fait voir le monde selon ses critères. Le « deux » nous conduit à nous méfier, nous protéger, à nous mettre en compétition, à nous séduire, nous attacher, à attaquer, à nous défendre, etc.

Avec un ego à la fois plus solide et plus souple, l’expérience du deux pourra aussi nous faire découvrir le jeu, la complémentarité, la solidarité, le partage. « L’ego dominant ou imposteur » n’a même pas idée que d’autres valeurs sont possibles et il va combattre de toutes ses forces ceux qui, pionniers, visionnaires, vont tenter de faire éclore des idées basées sur l’amour, la coopération, la fraternité, la vision holistique de l’UN qui sait que ce que je te fais à toi, je me le fais aussi à moi, car nous sommes intrinsèquement liés.

Dans notre monde occidental, la manière dont les bébés sont accueillis puis élevés ne leur apporte pas la sécurité de base qui pourrait servir de socle à un ego confiant et apte à faire face aux frustrations inévitables de la vie. Le manque de portage, de contact physique, de « peau-à-peau » laisse le bébé dans une souffrance et un désespoir qu’il ne peut pas gérer à ce stade de sa vie. Si on lui donnait l’expérience précieuse que ses besoins sont entendus et peuvent être satisfaits, il grandirait avec une image de lui en tant qu’être suffisamment important et reconnu pour ce qu’il est, exactement tel qu’il est. Son ego serait à la fois plus sain, plus fort et plus souple. Il traverserait les épreuves de la vie en faisant face à la situation sans se raconter d’histoires qui en rajoutent. Quand on souffre, on souffre mais on n’est pas obliger de s’identifier à l’expérience douloureuse et on la traverse beaucoup plus rapidement.[v]

La souffrance et le collectif

Au niveau collectif, notre société a une relation très particulière à la souffrance.

On veut un monde sans souffrance et on en même temps, on engendre de plus en plus d’inégalités et d’injustices. On est tous à  la recherche du bonheur et on est de plus en plus insatisfaits et déprimés.

Et nous faisons souvent le choix de ne rien sentir pour ne pas avoir à affronter la souffrance physique. Ce qui me paraît poser problème, c’est que souvent on ne se pose même plus la question ou on ne nous la pose même plus. Ne voit-on pas là comme souvent la face cachée du progrès qui nous fait perdre le contact avec tout un registre d’expériences ?

En diminuant notre capacité à tolérer la douleur, nous devenons de moins en moins adaptés au monde changeant dans lequel nous vivons.

Dans les rites de passage et rites d’initiation qui accompagnent le jeune vers le passage à l’âge adulte, il y a des épreuves qui peuvent s’accompagner de confrontations à la douleur physique (scarifications, mutilations symboliques) ou de souffrance morale ou psychologique (solitude, situations anxiogènes), le tout pour lui permettre de développer son courage et apprendre à gérer des situations difficiles. C’est là qu’il y a passage. Les femmes qui accouchent, traversent – tout comme l’enfant qui nait – une véritable épreuve qui les fait naitre, elles aussi, à l’état de mère. La souffrance est considérée dans nos sociétés comme un problème et nous ne voulons plus apprendre d’elle. Nous ne reconnaissons plus son pouvoir enseignant.

Anesthésier la souffrance psychologique

Que penser d’une société qui semble parfois traiter la souffrance du deuil comme une maladie psychique et propose un accompagnement médicamenteux au lieu d’offrir le soutien et l’accompagnement humain qui permettrait de traverser l’épreuve du deuil de façon beaucoup plus naturelle et respectueuse. C’est normal de souffrir, c’est normal de déprimer parfois, c’est normal de traverser des souffrances existentielles diverses au moment d’épreuves de la vie, de doutes, de questionnements. Et ne pas se permettre ou ne pas permettre à quelqu’un de faire face à ces difficultés en conscience ne va certainement pas l’aider à grandir et l’armer pour d’autres combats intérieurs.

Nous préférons nous anesthésier et ne plus sentir. Mais en plus de cet affaiblissement généralisé, il y a aussi un autre prix à payer. Si nous ne tolérons plus de sentir ce qui fait mal, nous diminuons aussi notre capacité à sentir le bon, le bien. Dans cette société de consommation, on a réussi à nous faire croire que tout peut s’acheter. Dans cette société du zapping, si ça ne nous plait pas ici, nous zappons pour aller ailleurs, voir si l’herbe est plus verte. Nous sommes devenus des consommateurs insatisfaits et passifs, coupés de notre énergie créatrice, de cette force vitale qui nous permet d’affronter des situations très diverses, difficiles, voire éprouvantes.

Le monde dans lequel nous sommes va si mal et la crise qui se joue à tant de niveaux différents nous confronte et va nous confronter de plus en plus à une révision radicale de nos valeurs. Nous allons devoir sortir de nos cocons protecteurs pour appréhender les vrais problèmes qui se posent à nous. Si le moteur, même inconscient, de nos choix et de nos actions, c’est de fuir ce qui nous dérange, ce qui risque de nous faire mal, alors, nous risquons aussi de souffrir beaucoup plus encore et de nous retrouver victimes. Mais si nous abordons les défis qui vont s’imposer à nous, à partir d’un espace intérieur de conscience, dans notre autorité d’être humain, responsable de ses choix, et participant à la grande épopée de la construction d’un monde digne et respectant toute forme de vie, alors, les difficultés et épreuves rencontrées en chemin prendront un tout autre sens.

Rôle du thérapeute transpersonnel

Les personnes viennent en psychothérapie souvent avec l’idée et l’intention de sortir de la souffrance et trouver le bien-être, voire le bonheur. Et il est vrai que souvent les gens qui viennent nous voir sont submergés par une souffrance qu’ils ne savent plus gérer. C’est le rôle du psychothérapeute que d’accueillir l’ego souffrant de ses clients et de les aider à le soulager.

Le psychothérapeute transpersonnel lui aussi va prendre soin des souffrances de l’ego. Il va donner de la réparation, de l’amour, des éclairages, aider la personne à s’apaiser, se structurer, s’assouplir. Il va permettre à l’ombre d’émerger à la pleine lumière de la conscience. Mais il sait aussi que la souffrance est un chemin initiatique qui demande du soutien et un retournement intérieur vers cette autre dimension que j’appelle l’Etre.

Vouloir supprimer la souffrance d’autrui n’est pas toujours un service à lui rendre. Prenons l’exemple d’une séance de Respiration HolotropIque. Quand une douleur, une tension se manifeste dans le corps, le thérapeute ne va pas chercher à la soulager, ni à l’effacer mais plutôt aller dans le sens de l’amplifier pour lui permettre de s’exprimer et ainsi se libérer plus profondément. Mais cela passe par un accord du patient qui accepte de traverser une épreuve, une douleur, même parfois intense, pour faire le passage vers une plus grande liberté ou guérison. Dans ce cas, comme dans  d’autres, éviter la souffrance ne serait pas un cadeau.

La puissance de guérison de l’instant présent

Les problèmes et souffrances de l’ego ne peuvent pas toujours trouver de solution au niveau de l’ego. Le thérapeute transpersonnel le sait, il est conscient de cette autre dimension qui est plus vaste que l’ego. Il se sait porté et accueilli par cette dimension, par ce champ qui le relie à son patient. C’est dans ce champ, émergeant de l’instant présent, que réside le véritable pouvoir de guérison. L’ego ne peut pas guérir de la blessure initiale de séparation, il ne le peut que s’il s’ouvre à la puissance et au feu transcendant de la conscience qui le relie à Tout et à tous. En permettant à son client d’éprouver dans son corps, la qualité ineffable de l’instant présent, le thérapeute lui ouvre des portes sur cet espace de qui il est vraiment. Et pour cela, les approches d’états élargis de conscience tels que la Respiration Holotropique, la transe, les rituels, etc. sont des portes qui vont s’ouvrir sur ces royaumes de l’inconscient humain dont parle Stan Grof.

Faire la paix en soi pour créer la paix à l’extérieur

Il faut, bien sûr, continuer à lutter à l’extérieur contre toutes les formes de souffrance que les hommes s’infligent les uns aux autres, les injustices, les discriminations, les tortures, les génocides, toutes les formes d’exploitation. Mais si nous faisons tout cela sans commencer par faire le travail intérieur qui va nous permettre de dépasser nos guerres intérieures, d’accepter profondément toutes les parts de nous, notre tyran intérieur, notre terroriste intérieur, notre arrogance et notre aveuglement pour leur faire de la place dans le champ de notre conscience, alors l’extérieur ne changera pas et la violence et la souffrance du monde continueront.

Et c’est là le défi des thérapies transpersonnelles que de nous révéler à notre dimension lumineuse autant qu’à ce qui était caché dans les profondeurs de notre inconscient.

Renaitre de la souffrance et parfois aussi grâce à la souffrance…

Bernadette Blin

mars 2012



[i] Kalil Gibran, Le prophète

[ii] Richard Moss, Le Mandala de l’Etre – Albin Michel

[iii] Byron Katie, Aimer ce qui est –

[iv] Eckart Tolle, Le pouvoir du moment présent – Ariane

[v] Voir pour cela les travaux de Jean Liedloff sur le concept du continuum d’après ses observations des indiens Yékwanas.

 

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