1 – Rituels et Rites de Passage
Il est clair que les rites et les rituels structurent ce qui nous dépasse, ce que nous ne pouvons pas contrôler et par là, contribuent à donner du sens à ce qui nous touche au plus profond, à ce qui est « plus grand que nous ». Dennis Jeffrey les définit ainsi « les rites et les rituels sont là pour nous rappeler que la vie ne se possède pas entièrement et que toujours quelque chose nous échappe. Il y a dans la vie de l’inexpliqué que le rite matérialise et symbolise. »[1] Il a cette jolie expression à propos des rituels en parlant de « leur capacité à évoquer un voile de mystère ».
Et les rites de passage ne sont rien d’autre que des rituels initiatiques particuliers qui structurent le processus d’évolution d’un individu donné dans une culture donnée. Ils marquent les passages, les grandes étapes de la vie de chacun d’entre nous.
2 – Les rituels et la structuration du moi
Les rituels sont présents dans les moments les plus quotidiens de notre vie et servent à structurer le temps, structurer nos relations avec le monde qui nous entoure, avec nos pulsions et nos peurs et avec les autres. Mais ils ont aussi une fonction de gestion de l’angoisse. On retrouve d’une façon évidente et très développée cet aspect dans le domaine de la psychopathologie, à travers les rituels qui s’imposent à ceux qui sont atteints de TOC,[2] par exemple. Ils ont aussi une fonction de maintien d’une certaine cohésion sociale en lien avec chaque culture. Mais nous ne développerons pas ici cet aspect.
Les rituels apparaissent très tôt dans la vie. Les rythmes du tout petit bébé s’organisent autour de rituels qu’il va très vite s’habituer à repérer. Quand maman le prend pour la tétée, elle va le changer, il va y avoir un temps de câlins, de caresses, de contacts par la parole, par le regard et le toucher. Plus tard, l’enfant va instituer lui-même en rituels certains comportements mis en place par ses parents. Se laver les dents, se mettre au lit et là, papa ou maman vont venir lire une histoire et enfin, il y aura le rituel des bisous des deux parents. Nous avons tous constaté combien l’enfant est attaché aux rituels et combien il peut être angoissé quand ils ne sont pas respectés.
Plus une personnalité est pathologique, plus elle sera fixée sur une manière de vivre rigidifiée dans des rituels qui lui servent de structure puisqu’à l’intérieur, cette construction de base est défaillante. Dans ce cas, les rituels servent d’étais à cette personnalité rigide et fragile et en même temps l’empêchent de vivre en la maintenant dans un schéma plus apparenté à la survie.
On pourrait dire de façon un peu simpliste que nous avons tous recours à des rituels sans pour autant tomber dans la psychopathologie. Et c’est la quantité, la fréquence et la dépendance à ces rituels du quotidien qui peuvent nous montrer que nous sommes passés sur un versant psychopathologique.
Un travail thérapeutique – de quelque nature qu’il soit – peut déjà nous amener à mettre de la flexibilité dans ces réactions, en facilitant notre capacité d’adaptation à la vie et notre aptitude à accueillir l’inconnu, l’imprévu avec plus de sérénité.
3 – Les rites de passage dans l’évolution de l’individu
Nous sommes tous membres d’une société avec son organisation spécifique, ses croyances, sa culture. Notre chemin va se structurer selon différentes étapes en harmonie avec les grands cycles de la vie. Dans les sociétés traditionnelles, ces moments de transformation et d’évolution étaient marqués par des rites de passage. On les trouvait associés en particulier à la naissance, la puberté, le mariage et la mort
Par sa dimension symbolique forte, le rite structure ces passages de vie qui sont pour l’homme des moments difficiles à vivre, moments de transition, où l’on n’est plus exactement qui l’on était et pas encore qui l’on devient. Le rite de passage propose une carte, laquelle invite l’individu à un chemin nécessaire, obligé et souvent déstabilisant.
La plupart des rites de passage sont fondés sur la dynamique mort-renaissance.Il ne peut y avoir évolution que par la transformation, la mort d’un état antérieur pour une renaissance à un état nouveau de plus grande maturité relative. Le fœtus doit « mourir » à cet état parasitaire et paradisiaque pour renaître à l’état de nourrisson, être humain viable.
Le bébé va devoir laisser mourir la relation fusionnelle avec la mère pour se constituer progressivement en un être séparé, individualisé, en un moi, un ego.
Et ainsi tout au long de la vie.
Dans l’évolution de l’individu, telle qu’observée par la psychologie transpersonnelle – en référence également aux grandes traditions spirituelles – pour réaliser l’essence de son être, l’homme va devoir accepter la mort symbolique de cet ego qu’il avait souvent douloureusement construit. Et en ce sens, les rites de passage aident l’individu dans ces étapes qui sont en fait des crises d’évolution nécessaires et bénéfiques qui nous touchent tous à des moments clés de notre vie.
Georges Lapassade dit que « l’initiation montre à l’homme que chaque pas dans la vie est un acheminement vers la mort et qu’il faut donc non seulement mourir à l’enfance, mais surtout assumer la mort pour accepter de vivre. »[3]
Les rites de passage seraient là pour nous enseigner à mourir, donc à vivre.
4 – Perte des rites de passage dans notre société
Dans les sociétés anciennes, les rites de passage étaient très liés au chamanisme, qui considérait toute la vie comme sacrée.
Aujourd’hui le sacré, omniprésent dans les sociétés dites archaïques, a dû partager ses zones d’influence avec le profane, pour n’être plus parfois qu’un vague souvenir. Toutes les grandes fêtes religieuses, comme Noël par exemple, ne célèbrent plus pour la plupart de nos contemporains qu’une orgie de consommation.
Les dégâts que nous subissons sont incomparables. Crises d’identité, pertes des repères, exclusion des personnes âgées… Pourtant le besoin des rites et des rituels est plus fort, comme il est si facile de l’observer chez les jeunes, à travers ce phénomène des bandes. Dans les banlieues sans âme, le sacré et les repères ont laissé une place vacante que la délinquance, la drogue et la violence sont venues occuper.
Beaucoup de jeunes ne sachant plus comment devenir adultes réinventent leurs propres rites. Mais pour qu’un rite remplisse sa fonction, il doit s’inscrire dans une transmission où le chemin est indiqué, validé et soutenu par les aînés, représentant également la loi du père. Et ceci n’a plus cours. Donc ces jeunes sont perdus et les adultes désemparés aussi face à l’ampleur du problème.
Vivre les passages aujourd’hui
Christiane Singer dit que pour compenser la perte des rites de passage, nous n’avons rien trouvé d’autre que les crises existentielles ou les maladies graves et que c’est ce qui peut nous arriver de mieux.
Le fondement même du rite de passage qu’est le processus de mort-renaissance n’étant plus proposé et accompagné par la communauté humaine pour chacun de ses membres, les passages doivent néanmoins se vivre. Chacun les aborde plus ou moins seul avec parfois inconscience, maladresse car on ne peut pas inventer et concevoir clairement ce qui n’existe pas encore.
Alors, ces rites se résument souvent à des rituels administratifs non seulement désacralisés, mais aussi déshumanisés et l’individu risque de vivre de grandes crises, liées soit à des échecs (études, couple, profession par exemple), soit à des maladies qui stoppent son mode de vie et sa progression, soit à des deuils de toutes sortes pour lesquels il n’est ni préparé, ni accompagné. Et ce sont souvent ces crises existentielles qui amènent à se poser les questions qu’on n’avait pas su se poser auparavant.
La psychothérapie dans son parcours balisé et accompagné par le thérapeute peut devenir un passage ritualisé qui va aider l’homme à grandir et à devenir plus humain encore.
5 – Les rituels dans le processus thérapeutique
La thérapie elle-même peut d’ailleurs être considérée comme un rite de passage, une transition, un accompagnement d’un état à un autre, vers une dimension de soi plus différenciée, plus profonde.
La psychothérapie, comme tous les secteurs de notre vie, est elle aussi marquée par des rituels, certains très simples, d’autres plus complexes : rituel d’accueil, d’installation, de démarrage de la séance ou du groupe, rituel de fin, de conclusion, de paiement, d’au revoir, pour ne parler que de choses très simples. Il est tout à fait normal et sain que la thérapie soit structurée par des rituels, mais il est utile, pour un thérapeute, d’être conscient de ces habitudes de façon à pouvoir s’interroger sur leur sens et leurs effets pour éventuellement les remettre en question ou les adapter.
Et le client, grâce à ces rituels, peut trouver peu à peu un contenant, une confiance, comme l’enfant en a eu besoin pour trouver stabilité et sécurité dans sa vie quotidienne.
C’est le premier niveau des rituels.
Mais on peut aussi utiliser les rituels comme outil thérapeutique. Ils sont au service de l’évolution, même s’ils passent parfois par la « mise en scène » d’une forme de régression, un effondrement pour un nouvel élan, un attachement pour une libération, une mort pour une renaissance. Et ce passage comporte ses difficultés, ses souffrances qui font intrinsèquement partie du processus d’évolution. Cette souffrance n’est pas une fixation mais une épreuve de croissance nécessaire à la réalisation de son destin d’humain.
6 – Place des rituels dans une psychothérapie transpersonnelle
Pour la psychologie transpersonnelle, l’état optimal de fonctionnement de l’homme n’est pas l’ego, même très bien adapté. Les expériences d’élargissement de la conscience mettent l’ego, le mental en sommeil et ouvrent l’individu au contact avec d’autres niveaux de son être. C’est à partir de telles expériences que l’on peut « expérimenter » sa vie d’un point de vue tout à fait nouveau et beaucoup plus vaste. Les expériences transpersonnelles provoquées ou accidentelles ont souvent pour effet d’amener des changements profonds dans le système de représentation du monde et le système de valeurs de celui qui les vit.
Traditionnellement les rites comportent des expériences qui ouvrent sur des espaces intérieurs inconnus et permettent à l’individu de se dépasser, de se sentir relié à un tout plus vaste, de s’éprouver comme faisant partie du vivant, de la nature, de « l’ordre des choses ». Ainsi il grandit, s’accomplit et fait partie d’une communauté qu’il intègre et qui l’intègre. La thérapie transpersonnelle aujourd’hui peut offrir ces espaces de transformation qui ne sont plus intégrés à la vie collective dans nos sociétés occidentales.
Dans l’Animathérapie[4], on va utiliser les rituels en reconnaissant ce dont ils sont porteurs. Nous allons les adapter à chaque client ou chaque situation. Ils peuvent être proposés par le thérapeute ou initiés par le client lui-même.
L’espace-temps du rituel thérapeutique nous amène dans un état de conscience élargi. Pour que le rituel soit thérapeutique, il doit nous débrancher de la réalité ordinaire et mettre en jeu le cerveau droit, déconnecter le cerveau gauche et nous emmener au-delà du rationnel. On entre alors dans un espace magique, mythique et concentré et c’est ainsi que va émerger une véritable transformation, c’est le propre des états non-ordinaires de conscience.
Le thérapeute doit obtenir l’adhésion du ou des clients/patients pour habiter le rituel. Si le client en faisant son rituel ne créait qu’une forme vide de toute la polysémie que celui-ci peut évoquer, il n’aurait aucun effet thérapeutique. Le thérapeute agit là comme l’ainé, l’ancien des sociétés tribales qui accompagne la transformation, le processus mort/renaissance. Il est à ce moment-là comme un magicien car il agit dans un espace entre-deux, dans la dimension symbolique pour, au final, toucher la dimension de la réalité existentielle de l’individu. Il se porte garant du processus et sa foi dans le processus est fondamentale.
Que ce soit lui qui initie le rituel, qu’il l’élabore avec son patient, ou qu’il laisse celui-ci trouver lui-même sa propre forme, il le porte et le soutient comme la sage-femme qui soutient la mère qui accouche mais c’est bien la mère qui accouche.
Il se doit d’être le témoin du point de départ et d’accueillir le client de l’autre côté, dans son état transformé, délesté de ses poids et de ses chaines, ou enrichi de ses nouvelles acquisitions.
Depuis de nombreuses années, nous faisons chaque été un séminaire d’une semaine sur le thème des rites de passage[5]. Evidemment, ce thème ouvre un espace privilégié aux rituels. Dans le cours de la semaine, nous avons recours, entre autres, au rituel de purification et de mort/renaissance que constitue la sweat-lodge.[6] Nous vivons aussi des moments ritualisés de méditation dans la nature, de voyages au tambour, un rituel du feu. Vers la fin du séminaire, chacun va avoir l’occasion de vivre un rite de passage qu’il a élaboré au cours de la semaine devant l’ensemble du groupe comme témoin validant son processus et l’accompagnant avec amour et soutien.
La puissance de ces rituels tient aussi au fait que le groupe est pris à témoin du pas que chacun franchit de façon très concrète. Et réciproquement, la mise en jeu, l’extériorisation de chaque participant fait un écho chez tous les autres et nul ne sort « indemne » de ce grand rite collectif. On est bien là dans le transpersonnel où le vécu individuel va résonner sur le collectif. Nous sommes tous Un, tous interconnectés, et dans ces circonstances, c’est plus facile de le sentir vraiment.
Ce qui est accompli dans l’espace symbolique des rites et des rituels, prend forme ensuite dans la vie quotidienne de la personne. Le passage de l’un à l’autre se fait aisément, soutenu par l’extraordinaire ouverture ainsi créée. Une fois encore, c’est le rôle du thérapeute de servir de garant, de passeur, de témoin pour ces épreuves initiatiques et libératrices.
7 – Conclusion
Nous, thérapeutes transpersonnels, pouvons vraiment soutenir, chez nos clients, la transformation de leur relation à la vie en les aidant à se relier au sacré, comme étant au cœur de chaque évènement et de chaque instant. L’utilisation des rites et des symboles va favoriser cette capacité à reconnaître qu’un objet, un acte, une parole, un geste, sont ce qu’ils sont et aussi beaucoup plus que cela. La dimension symbolique, en fait, ouvre un champ de sens et de magie qui ne se laisse pas enfermer dans une interprétation réductrice. Nous ne pourrons jamais saisir la totalité du sens de quelque symbole que ce soit puisque chacun peut lui attribuer une qualité particulière. Et c’est justement cet aspect non fermé, équivoque ou multivoque, qui est porteur de transformation et de richesse.
Y a t il une vie spirituelle sans rituels ? Les rituels nous conduisent là où nous plaçons notre intention. Si le chemin transpersonnel nous entraîne, à travers notre ombre et notre lumière, vers ce qu’il y a de plus vrai en nous, les rituels vont nous accompagner comme des petits cailloux blancs tout au long du voyage. Ils vont nous aider à nous relier à ce qui nous dépasse, à cette dimension divine ou sacrée de la vie, nous permettant de devenir plus humbles, plus forts, plus vulnérables, en un mot, plus humains. Etre humain, n’est-ce pas, justement, se tenir en équilibre entre la vie et la mort, entre la puissance et la fragilité, entre la foi et le doute, entre la connaissance et le mystère ?
Bernadette Blin
[1] Dennis Jeffrey, Eloge des rituels – Les Presses de l’Université Laval 2003
[2] Troubles Obsessionnels et Compulsifs
[3] Georges Lapassade, L’entrée dans la vie – éditions Anthropos 1997
[4] L’Animathérapie est la dénomination de l’approche thérapeutique transpersonnelle enseignée à l’IRETT.
[5] Voir programme IRETT séminaire « Voyage au cœur de soi – Rites de passage » chaque été.
[6] Sweat-lodge ou hutte de sudation, rituel amérindien qui consiste à se réunir dans une hutte fermée au centre duquel sont placées des pierres chauffées et arrosées qui dégagent une vapeur chaude, comme dans un hammam. Le rituel comporte également des « tours de prière » avec des intentions spécifiques ». C’est un rituel de purification du corps et de l’esprit qui offre une véritable expérience de passage, une renaissance.
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